Djallal-od-Dîn dit un jour :
La musique est le grincement de la porte du paradis.
Un bigot objecta :
Je n’aime pas le son des portes qui grincent.
Il lui rétorqua :
J’entends le son des portes qui s’ouvrent.
Toi, tu entends le son de celles qui se ferment.
Mohamed Essoudani est Moul el-farnatchi, le maitre du four. Dans la médina de Marrakech, toute la journée il s’occupe du feu d’un hammam, qu’il doit continuellement alimenter en sciure de bois. Il est aussi descendant d’esclave et gnawa.
Réalisé en 2006, remonté en 2015, durée : 38 min.
A propos du film
Ce film a été tourné en 2006, quand j’étais étudiant en anthropologie audiovisuelle. C’est un travail universitaire, qui m’a permis de valider un master. A ce titre, j’ai dû composer avec des contraintes formelles imposées par l’institution universitaire. Le respect de ces règles garantissait selon elle la scientificité de la « recherche filmique ». Mon film n’a pas vraiment respecté le cahier des charges. Pour le jury du master, le plus gros problème fut l’entretien qui apparait dans le film. En anthropologie audiovisuelle, on ne donne pas la parole, on observe c’est tout. La caméra est conçue comme un moyen d’enregistrer le réel. Les rushes sont un peu comme un carnet de notes, sur lequel on revient pour travailler sur son sujet. Mon film, je l’ai conçu comme un portrait et un échange ; ce n’est pas ce qu’il fallait faire. Autre impair : l’avoir réalisé dans mon coin sans en référer à mon maître de stage, il faut dire que cette année là, ce fut aussi l’année du mouvement contre le CPE. J’avais placé pour seule concession à ma soutenance la totalité de l’entretien incriminé à la fin du film, comme une annexe. En 2015, j’ai retouché le montage. J’ai recoupé l’entretien en plusieurs parties, que j’ai intercalé dans le corps du film, là où je pense être leur juste place. J’ai également allégé le film de plusieurs séquences et soigné certaines transitions. Le film conserve malgré tout un petit côté anthropologique et universitaire due au contexte de sa production. Je n’ai malheureusement plus les rushes du tournage, le film restera comme cela.
Pour valider mon master, j’avais accompagné le film d’un « commentaire de stratégie », une sorte de compte rendu de tournage. A l’occasion de la mise en ligne du film avec son nouveau montage, il m’a semblé intéressant de l’accompagner par ce texte. Mais en le relisant, je me suis rendu compte qu’il fallait le remanier entièrement. Je l’ai donc récrit, augmenté et coupé. Ce sont les lignes qui suivent.
« On ne saura jamais pourquoi on s’est rencontré.«
En 2004, un ami, Abdel, me propose de l’accompagner chez lui à Casablanca. J’avais rencontré Abdel sur une lutte de sans-papiers, 2 ans plus tôt, après avoir eu ses papiers, il m’invitait à visiter son pays avec lui. J’accepte avec plaisir, je ne connais pas le Maroc. Trois jours avant le départ prévu, Abdel m’appelle, on doit partir tout de suite, son frère s’est fait arrêter à Ouarzazate avec de l’alcool et du shit. En moins de quarante-huit heures, on traverse en voiture la France, l’Espagne et une bonne partie du Maroc. Sur place, dès le premier soir, nous invitons au restaurant le seul qui peut faire sortir le frère d’Abdel : le juge chargé de l’affaire. Les tractations pour libérer Saïd s’avèrent laborieuses et ma présence ne facilite pas les choses. Je rencontre à ce moment Amine, un ami de Saïd. Il est venu de Casablanca, lui aussi pour tenter de le faire sortir de prison. Mais tous les deux, nous supportons mal de devoir copiner avec un juge à l’aide de bakchich. Même si c’est le seul moyen d’obtenir la libération de Saïd. Le troisième jour, Amine me propose alors de partir à Marrakech à 200 km de là, en attendant des nouvelles.
Amine m’emmène dans la médina[1] de Marrakech chez des amis à lui. Nous logeons chez une famille qui n’habite pas très loin de la place Jemaa el-Fnaa dans une zone encore populaire de la vieille ville. Je suis fasciné par l’ambiance de la médina et intrigué par la cohabitation entre la société marocaine et le tourisme de masse. Je découvre les ruelles à l’activité incessante : charrettes à bras, , mobylettes, cordonniers, écoliers, mendiants, vendeurs à la sauvette… Et puis, plus on se rapproche de la place Jema el-Fnaa, plus on croise les groupes de touristes, qui s’aventurent en troupeaux menés par leurs guides dans le labyrinthe de la médina. Plusieurs fois je manque de me perdre dans le dédale des rues. Un jour, en nous baladant avec Amine, on entend de la musique dans la rue, on se penche à une porte, on rencontre alors Mohamed Essoudani : Moul el-farnatchi[10].
Nous restons deux semaines à Marrakech jusqu’à ce que le juge accepte enfin de libérer Saïd. Pendant ces quinze jours nous passons plusieurs fois chez Mohamed. A chaque fois de nouvelles rencontres, c’est tout le peuple de la médina qui vient s’y asseoir. Souvent, l’après-midi, des musiciens de sa confrérie passent prendre des nouvelles et boire un thé. Mohamed sort alors son gembri et interprète des chants en leur compagnie. Ce monde m’intrigue. C’est à ce moment que naît l’idée de filmer une lila, la cérémonie emblématique des gnawas. Un an plus tard, c’est avec ce projet que je m’inscris en Master 2 d’anthropologie audiovisuelle.
Une Lila
Gnawa, signifierait Homme noir ou venant du pays des Noirs. L’expression berbère akal-n-iguinaouen qui signifie pays des Noirs, aurait donné naissance au mot Guinée et au mot « Gnawa » par ressemblance phonétique. Les gnawas forment des confréries religieuses populaires, on les retrouve dans tout le Maroc. Les confréries (zaouia[2]) s’organisent autour de maîtres musiciens (maâlem[3]) qui jouent le ghembri[4], de joueurs de karkabas[5], de voyants (Moqaddem[6]) et d’adeptes. Leurs pratiques sont à la fois musicales, thérapeutiques et initiatiques. Ses pratiques sont en partie l’héritage de cultes animistes subsahariens. Elles fondent leur spécificité sur le culte des esprits (Djinn). Les rites ont conservé nombre de traits propres aux cultes africains. On a aussi pu faire des concordances musicales avec la musique du Golfe de Guinée. Hormis les Gnawas au Maroc, dans tout le Maghreb, jusqu’en l’Egypte, on trouve des confréries aux pratiques similaires (Diwan, Stambali…), c’est pourquoi certains parlent d’une synthèse spécifique, une sorte de soufisme spécifiquement maghrébin. Les gnawas se placent eux-mêmes dans la filiation de Bilal, esclave noir d’Ethiopie, l’un des premiers musulmans, proche du prophète Mohamed. Il est resté dans l’histoire officielle comme le premier muezzin, celui qui appelle à la prière.
Mohamed s’inscrit dans cette histoire, tout d’abord il est noir, du moins est-il considéré comme tel au Maroc. Ensuite il vient d’un village au Sud de Ouarzazate, un village du désert maroccain. Son nom de famille en porte la trace : ESSOUDANI, littéralement « qui vient du Soudan ». Dans le film, il récite un poème qu’il a entendu et retenu. Ce poème n’est pas traduit car c’est de l’Hassanya, la langue des Saharaoui. Mon traducteur ne comprenait pas cette langue. Les Saharaoui sont les habitants de la partie occidentale du Sahara, ils parlent la même langue que les Maures de Mauritanie, d’ailleurs pour certains c’est un seul même peuple. Enfin, Mohamed, comme il se présente lui-même, est un descendant d’esclave.
Lila signifie la nuit en arabe, par extension il est le nom donné aux cérémonies gnawas. La cérémonie se déroule en effet toujours la nuit. C’est le moment propice où le maâlem accompagné de sa troupe appelle les entités surnaturelles nommées Djinn. Ces esprits prennent possession des adeptes, ceux-ci entrent alors en transe. Les rituels des gnawas sont le fruit d’une longue tradition syncrétique d’animisme d’Afrique noire et de l’Islam. Les cérémonies sont très codifiées avec de multiples rituels. En pratique, ce sont les familles dans lesquelles une personne semble possédée par un esprit qui font appel aux gnawas. Ils organisent alors ensemble une cérémonie pour prendre en charge le possédé. Lors de ces cérémonies qui durent généralement toute une nuit, on invoque des familles d’esprits. Les possédés entrent en transe quand l’esprit qui les habite est invoqué. Le but est d’apaiser le djinn possesseur. Il y a ici un système thérapeutique traditionnel qui permet entre autres d’intégrer et de nommer des problèmes que la médecine scientifique range dans le domaine de la psychiatrie. La reconnaissance des troubles et l’identification d’une cause, ici un Djinn, permet bien souvent de soigner les malades. C’est pourquoi on dit que les pratiques des gnawas ont une fonction thérapeutique.
Il est compliqué de réaliser un film sur les lilas. Il faut alors avoir l’accord des gnawas mais également des malades qui organisent la soirée. En plus la caméra est souvent perçue comme un élément perturbateur, aussi bien pour les participants que pour les esprits et le monde de l’invisible. Le fait que je ne sois ni adepte, ni marocain n’a pas non plus facilité les choses ; lors de mes démarches, je me suis souvent vu refuser l’accès à des cérémonies même sans caméra.
Je suis parvenu à filmer une lila par l’entremise de Mohamed et d’Amine. Mais cette lila a été quelque peu provoquée pour le tournage. J’ai même acheté la chèvre pour l’occasion. Après le sacrifice rituel, la viande a été partagée lors de la soirée. Lorsque j’ai filmé, j’ai constaté que mon insertion[7] n’était pas assez conséquente. En d’autres termes, je ne me sentais pas assez à l’aise pour pouvoir me déplacer au sein d’un dispositif cérémoniel très codifié. Les spectateurs sont assis en cercle en face des musiciens. Seuls les gnawas initiés et les possédés en transe franchissent ce cercle. Il n’est alors pas évident de se déplacer avec la caméra car tout déplacement brise le cercle. De plus, d’un point de vue technique, la dimension musicale et sonore nécessite la mise en place d’un dispositif d’enregistrement du son avec plusieurs micros dont je ne disposais pas. La possession lors d’une lila s’accompagne d’une musique de transe. Cette musique repose sur une ligne de basse jouée par le Maalem avec son gembri. Autour de lui les autres musiciens chantent et tapent dans leurs mains avant de s’emparer des karkabas aux sonorités métalliques, entêtantes et répétitives. Il faut alors pouvoir enregistrer le gembri séparément avec un micro placé à côté de la caisse de résonance et un autre micro pour l’ensemble de la pièce. Sans cela le son des karkabas étouffe totalement celui du gembri[8]sur la bande d’enregistrement.
Voila les images que j’avais tournées :
En fin de compte, je me suis dit que je ne voulais pas faire un film un peu folklorique, voire même un film hermétique, si je n’y ajoutais pas une voix off pour expliquer les rituels. Je préférais m’intéresser à un gnawa dans sa vie de tous les jours et éluder l’aspect rituel et cérémoniel.
« Je suis un descendant d’esclave«
Du matin au soir Mohamed alimente le four du hammam. Il est assisté en cela par un aide. Ici, c’est son neveu venu du même village que lui et qui semble suivre ses traces. À ce travail s’ajoutent différentes tâches afférentes à la présence du four, comme par exemple la cuisson de la tanjia[9] ou de têtes de mouton. Le moul el-farnatchi doit rester toute la journée à coté du feu afin de veiller à la température de l’eau. Mohamed est employé par le propriétaire d’un hammam traditionnel. Son espace de travail est un grand bâtiment obscur attenant au hammam. C’est là que se trouve le four qui chauffe l’eau. Le four fonctionne de l’ouverture du bain à 7 heures du matin jusqu’à sa fermeture à 23 heures. Les journées sont longues, mais Mohamed profite de l’aide de son apprenti pour s’éclipser ou se reposer au grand dam de son patron.
Le four est un lieu de rencontre, toujours ouvert. Ainsi de nombreux musiciens s’y retrouvent pour jouer du gembri tout en buvant du thé… De plus des jeunes du quartier, souvent sans emploi, passent une bonne partie de leurs journées en sa compagnie. Le soir, comme on peut le voir dans les dernières images du film, des artisans de la débrouille viennent fabriquer quelques objets. Ils les revendent le lendemain aux touristes. C’est dans cette sociabilité que s’inscrit la vie professionnelle de Mohamed, avec la musique comme point d’orgue. Quand une des personnes présentes, Mohamed le plus souvent, commence à jouer du gembri, alors l’ensemble des autres personnes participe à sa manière à la musique : chants, claquements des mains…
La culture gnawa est née au sein de la population d’esclaves noirs venus du sud du Sahara. Aujourd’hui la plupart des gnawas appartient au prolétariat urbain de l’artisanat. Les autres musiciens, que j’ai pu rencontrer, vivaient de travaux manuels assez mal payés. Toutefois, depuis le milieu des années 1990, on assiste à une relative professionnalisation, autrefois réservée aux seuls gnawas proches du pouvoir[11]. Cette professionnalisation est due à un engouement récent pour cette musique, dont l’emblématique festival d’Essaouira représente le meilleur exemple. Des musiciens se produisent maintenant pour les touristes dans des soirées qui n’ont plus le même sens que les lilas traditionnelles. Les musiciens, les plus doués ou les plus chanceux, ont même réussi à s’installer dans le circuit de la World musique. Ceci suscite la rancœur d’autres musiciens qui se jugent aussi bons, voire meilleurs.
Mohamed dénonce ainsi un certain affairisme parmi les musiciens. Désormais certains sont rémunérés jusqu’à 1000 euros par lila. Mohamed incarne lui une figure plus traditionnelle, en tous cas plus proche de la condition de la majorité des gnawas. Les revenus qu’il tire des lilas auxquelles il participe sont minimes. Son travail consiste à s’occuper du four. Il y semble parfois enchainé, obligé de rester à côté de lui toutes ses journées. Les rapports avec son patron sont particulièrement conflictuels. Il y a d’abord le problème de son salaire. Mais c’est autour de la question de l’usage du lieu de travail que se cristallisent quotidiennement leurs oppositions. C’est son patron qui a mis la pancarte « interdit de rentrer et de s’asseoir sans raisons valables » à la porte du local du four. Il y a une guerre sourde parce qu’il ne veut pas que Mohamed reçoive du monde sur son lieu de travail. Ce qui est amusant, c’est qu’à l’époque le fils du patron, un jeune de 16 ans, vient lui aussi souvent s’asseoir et chanter avec Mohamed, ce que son père ne peut que vertement condamner. Lors du tournage, je n’ai pas essayé de filmer le patron pour ne pas créer de complications. Je regrette aujourd’hui de ne pas avoir assez travaillé cet élément. J’aurais pu le faire ressentir dans le hors champ, par exemple quand le patron criait de l’extérieur pour appeler Mohamed.
J’ai appris qu’ailleurs au Maroc d’autres Moul el-farnatchi sont également des gnawas[12]. On peut émettre des hypothèses pour expliquer cette occurrence :
- Les nombreux temps morts qui accompagne le travail au four, sont propices à la pratique de la musique.
- Le rapport privilégié au feu du Moul el-farnatchi se retrouve dans la culture gnawa. Le feu est un des éléments essentiels de la cosmogonie gnawa.
- Le relatif opprobre qui pèse sur un métier déconsidéré car salissant et mal payé, donc susceptible d’être occupé par des gnawas. En effet souvent noirs de peau et toujours issus des classes populaires, les maîtres du four sont marginalisés à bien des égards.
« Froid ou chaud, c’est ça l’amour«
Après notre première rencontre en 2004, quand je suis revenue voir Mohamed en 2006 pour le filmer, j’étais à nouveau accompagner d’Amine. Il était là au début et m’a aidé à expliquer le film que je voulais faire. Ma connaissance de l’arabe était extrêmement rudimentaire. Au début, Amine était là pour traduire. Puis il est parti et n’est revenu qu’à la fin du tournage. C’est d’ailleurs à ce moment que nous avons pu faire l’entretien avec Mohamed. Mais, pendant son absence, nous avons dû nous débrouiller pour communiquer.
J’ai passé beaucoup de temps sans caméra, avant de commencer à filmer réellement, une période que je perçois maintenant comme une nécessaire acclimatation mutuelle. J’ai assisté à plusieurs lilas à Marrakech et dans la campagne environnante. Je partais ainsi quelquefois avec les musiciens du cercle de Mohamed, pour ne revenir avec eux que le lendemain matin. La plupart du temps, nous communiquions par signes et par entendement mutuel. Dans ces conditions, une complicité s’est progressivement développée entre nous. Nous avons partagé autrement. Je suis allé dormir chez lui, nous mangions les repas ensemble, parfois je l’ai remplacé pour mettre la sciure dans le four, le temps d’une course.
Le four est situé sur un circuit de visite guidée dans la médina, car la rue du hammam débouche sur une ancienne madrasa, une école devenue musée et centre culturel. Comme on peut le voir dans une séquence du film, quotidiennement des touristes passent visiter le four. Ils sont toujours flanqués de leur guide qui donne cinq ou dix dirhams à Mohamed pour ces visites impromptues. Je tranchais singulièrement avec le comportement de ces touristes en restant des journées entières avec Mohamed. Au fur et à mesure du tournage, j’ai pu me fondre progressivement dans le décor. J’ai essayé de ne pas être seulement un observateur extérieur. Dans le film, Mohamed me parle, me tend un verre de thé lorsqu’il le souhaite. C’était parfois une manière de manifester qu’il me fallait lâcher la caméra pour profiter du moment présent. J’ai cherché à ne pas perturber les lieux, comme en témoigne mes postes d’observations. Je me situais le plus souvent à une distance médiane. Cette distance coïncide avec la relation que j’ai développée avec Mohamed : ni trop loin, ni trop près. Je m’écartais lors des temps morts dans les activités, je me rapprochais lors des temps forts, mais la plupart du temps je ne me tenais à côté de Mohamed.
J‘ai essayé de me faire accepter par toutes les personnes qui gravitent autour du four. Toutes étaient susceptibles d’être dans le film. Cela impliquait un long temps d’imprégnation mutuelle, donc de longs moments au cours desquels je ne filmais pas. Je fus grandement aidé par Mohamed qui me présentait systématiquement comme un ami. Mais ma présence avec une caméra n’alla pas sans lui poser quelques problèmes. Certains pensaient que nous allions faire un film avec à la clef beaucoup d’argent dont seul Mohamed et moi profiterions. Les habitants de la médina de Marrakech, constamment pris en photo, ont conscience de la valeur et du rôle de l’image, peu importe que ce soit une simple photo de voyage ou un film anthropologique. Dans un pays où la pauvreté cohabite avec le consumérisme du tourisme de masse occidental. Seule une explication approfondie et partagée d’une démarche affective et politique permet selon moi de dépasser en partie le rapport pécuniaire.
Mohamed a développé un réel talent de comédien. Au cours des lilas il peut endosser le statut de musicien, celui de Maalem, celui de maître de cérémonie ou entrer dans une transe très maîtrisée. De par ses fonctions, il a appris à contrôler son image et ce qu’il renvoie. Il y a alors chez lui une grande facilité à mesurer ce qu’il fait devant la caméra. Si cette capacité peut faciliter son adaptation à la caméra, elle peut également provoquer une profilmie trop manifeste, c’est à dire qu’il joue tout le temps un rôle devant la caméra. De plus, il se méfie par expérience des personnes qui viennent le filmer. En effet ce n’était pas la première fois qu’il se trouve face à une caméra. Un Américain l’a déjà filmé. Il lui avait promis de l’argent, puis lui avait fait signer un contrat par le biais duquel il cédait tous ses droits sur l’œuvre enregistrée. Après quoi, Mohamed n’entendit plus jamais parler de lui. Il ne vit ni le film ni l’argent.
Mohamed a soif de reconnaissance. Derrière mon intérêt il a certainement perçu la possibilité de montrer le meilleur de lui-même. Si nous avons joué avec ce pouvoir de retranscrire un réel quelque peu magnifié, la réalité matérielle est là, rien n’est inventé ou provoqué. Il y a chez Mohamed, dans cette esthétique de l’être, une capacité à sublimer sa condition. En même temps, ces positions très respectueuses de la tradition débouchent sur une forme certaine de fatalisme. Je conçois comme une chance le fait d’avoir pu témoigner de cela. Il me reste aujourd’hui en tête de nombreux moments lors desquels la musique semblait conjurer la douleur de ses blessures.
En supplément, pour ceux qui aimerait la musique gnawa :
[1] La ville en arabe, aujourd’hui le terme désigne les centres historiques des villes du Maghreb.
[2] Le terme désigne indifféremment un édifice religieux et spirituel que par extension la confrérie qui y est rattachée.
[3] Le maître, le seul qui joue du gembri et qui dirige les chants et le rythme suivi par les autres musiciens avec leurs mains ou les karkabas. Il dispose également d’une autorité morale sur les autres membres de la confrérie.
[4] Aussi appelé : « luth-tambour », c’est un instrument à trois cordes, disposé sur un manche et une caisse de résonance en bois et en cuir (de cou de dromadaire ou de chèvres). Il constitue l’élément central de la musique gnawa c’est lui qui impose le rythme.
[5] Aussi appelées « crotales » en Français, ce sont des castagnettes en métal.
[6] Ils sont eux-mêmes des possédés et jouissent pour certains d’entre eux d’une très grande reconnaissance car ils entretiennent une relation privilégiée avec les Djinn.
[7] En anthropologie audiovisuelle, on utilise ce terme pour désigner le développement des rapports avec les personnes filmées sur le terrain. Le « terrain » désigne lui le lieu où l’on fait les recherches. « Commentaire de stratégie », « insertion », « terrain »… je trouve ces termes très agressifs, la sémantique est quasiment la même que celle des militaires ou des sportifs. Mais je les ai laissé car ce texte est au départ un travail universitaire, cela lui donne son cachet et ses limites.
[8] Il faut noter un effet visuel qui permet de distinguer plus clairement le son du gembri. Le fait de voir le Maalem jouer du gembri permet d’isoler le son de celui-ci.
[9] Plat traditionnel marocain, il s’agit d’un plat de viande qui cuit dans un pot de terre cuite enfoncé dans des cendres retirées du four.
[10] Le maître du four, celui qui est en charge de l’approvisionnement du feu et de donc de la température de l’eau.
[11] Hassan II était ainsi connu pour entretenir des gnawas et des voyants.
[12] Je tiens mes sources de Mohamed Oubahli, auteur d’une thèse sur l’histoire culinaire au Maghreb et spécialiste de la vie populaire marocaine. Il est une des deux personnes qui m’a énormément aidé pour la traduction.