Depuis vingt ans, je fréquente régulièrement le même bar de la Goutte-d’ Or. Dans un des derniers quartiers populaires de la capitale, il abrite comme une petite famille.
J’avais déjà envisagé d’y poser ma caméra. Ibrahim le serveur me l’avait même proposé. C’est alors qu’arrivent les Élections Présidentielles de 2017, pour la première fois sous État-d’urgence, après une série d’attentats et en pleine montée du racisme.
Deux mois avant les élections, je commence à filmer…
Terminé en avril 2018, durée : 70 minutes.
A propos du film
Une fois terminé le film, j’ai organisé une projection dans le bar où il a été tourné : l’Omadis. Lors des discussions qui ont suivi, certains m’ont demandé si le film était sur les élections ou bien sur le bar et le quartier. Pour clarifier le propos, même si le titre du film : « Mille cafés et une élection » me semblait suffisamment explicite, j’ai ajouté ce carton en incipit :

Notre impuissance
En fait, l’élection présidentielle, dont tout le monde connaît aujourd’hui le résultat, sert de fausse trame narrative au film. Les dés sont déjà jetés, alors pourquoi filmer à ce moment-là ?
Si j’ai choisi de filmer pendant les élections, c’est pour exposer un certain état du monde et notre égarement face à lui. Il me faut ici recontextualisé ces élections.
Elles arrivent alors que les attentats du Bataclan viennent de marquer les futurs votants. La peur a gagné les esprits. Chacun se dit alors indistinctement que tout le monde peut être touché. La traque des terroristes dure plusieurs jours, puis la suspicion s’étend à tous les islamistes potentiels, voire tous les musulmans. En peu de temps les perquisitions et les gardes à vue s’enchainent. L’ensemble de la classe politique et des médias font preuve d’un racisme de plus en plus décomplexé. La France est mise sous Etat d’urgence permanent. Des mesures autoritaires exceptionnelles sont prises lors de la COP 21 et par la suite, lors de toutes les manifestations contre les réformes du Code du travail. A ce moment sous couvert de lutte antiterroriste, l’Etat vise les militants de l’extrême gauche et plus généralement tous ceux qui vont manifester contre les politiques gouvernementales. En ce sens, il utilise tous les moyens de pression judiciaires et policiers fournit par le dispositif de l’Etat d’urgence : assignation à résidence, interdiction de manifester…
Ces élections s’inscrivent également dans un monde de défiance vis à vis de la démocratie représentative. Partout les taux d’abstentions battent des records. Partout les mêmes réformes libérales économiquement et autoritaires politiquement s’enchaînent depuis trente ans. Ces réformes ne sont que les deux visages du même Léviathan, n’en déplaise aux libéraux et aux fascistes qui font semblant de s’opposer. La classe dirigeante et les médias ont alors bien du mal à entretenir la croyance en la démocratie. Petit à petit les visages de la démocratie ressemblent à ceux d’un film d’horreur : Trump, Poutine, Erdogan…

C’est cette période historique que cherche à questionner ce film, pour autant il n’apporte pas de réponses politiques. Les termes du débat électoral empêchent la réflexion sur les alternatives politique, l’ensemble des débats de la présidentielle ne porte que sur le choix du moindre mal gestionnaire. Un horizon compris entre une option « nationaliste libérale » et une option « social-démocrate protectionniste » sur fond de guerres mondialisées. Les élections servent ici de porte d’entrée pour aborder les maux qui nous accablent.
Personnellement, filmer m’a permis de mettre à distance un temps électoral que je vis comme une souffrance : déchaînement de discours moralisateurs, de promesses non tenues, de stigmatisation de la jeunesse, des chômeurs ou des immigrés, de débats qui virent à la farce médiatique, d’affaires de corruption ou de malversations de tous bords… Le point commun de tous ces discours est la poursuite d’un bouc-émissaire.
« Voter, c’est abdiquer ; nommer un ou plusieurs maîtres pour une période courte ou longue, c’est renoncer à sa propre souveraineté. Qu’il devienne monarque absolu, prince constitutionnel ou simplement mandataire muni d’une petite part de royauté, le candidat que vous portez au trône ou au fauteuil sera votre supérieur. Vous nommez des hommes qui sont au-dessus des lois, puisqu’ils se chargent de les rédiger et que leur mission est de vous faire obéir. »[1]
La goutte d’Or

Lorsqu’on descend de la butte Montmartre, carte postale d’ »Amélie Poulain » remplie de touristes, et que l’on traverse le boulevard Barbes, on arrive à la Goutte-d’Or et on change de monde, pour vous l’expliquer je vais faire un détour par l’histoire.
Avant que Paris ne dépasse l’enceinte des Grands Boulevards, la Goutte-d’ Or était une zone périphérique avec des moulins au milieu de vignes et des champs. Dans les registres du Moyen-Age, on trouve la trace d’une auberge de « la Goutte-d’ Or ». Son nom proviendrait de la couleur du vin blanc qu’on y pressait.
En 1787, un hameau se développe autour de l’implantation d’une nitrière dite des Cinq-Moulins. On y produit du salpêtre de manière artificielle.

En 1789, dans les cahiers de doléances, les habitants de la Goutte-d’ Or et de La Chapelle, qui appartiennent à la même commune, se plaignent des chasses royales organisées sur leur territoire. C’est une zone rurale, traversée par le chemin des poissonniers, venus de Normandie pour se rendre au marché des Halles. La rue des Poissonniers est une trace de cette histoire. A l’époque, le territoire est aussi considéré comme une zone de contrebande de sels et de tabac aux portes de Paris, où l’on doit payer l’octroi[2]. Certains essayent de s’y soustraire en organisant la contrebande avant les barrières, mais non sans risques. Ainsi, le 24 janvier 1791: des chasseurs de barrières, un corps militaire au service des commis à la perception de l’Octroi, mènent une perquisition chez un habitant de la commune. Très vite la situation dégénère entre les habitants de la commune et les agents de l’impôt[3]. Les Chasseurs font feu sur la population, le maire et même la Garde Nationale. Cet épisode sera appelé le « Massacre de La Chapelle ».
Pendant la Terreur, la population de la zone est décrite comme un « ramassis de fainéants et de vauriens qui faisaient émeute sur émeute »[4]. La mauvaise réputation de la Goutte d’Or est déjà faite et ce sera une constante jusqu’à aujourd’hui.
Au cours du XIX°siècle, la campagne se transforme en ville. La Goutte-d’Or est enserrée dans la nouvelle enceinte commanditée par Thiers. Le quartier attire une population rurale venue de toute la France : Bretagne, Auvergne, Bourgogne… Ces paysans sont trop pauvres pour pouvoir se loger ailleurs. Comme ce qu’on observe aujourd’hui, la spéculation immobilière organise l’extension de la ville. L’urbanisation est pilotée par des propriétaires fonciers nobles ou d’autres investisseurs bourgeois, qui acquièrent des parcelles agricoles jusqu’aux années 1830, pour ensuite les transformer en lotissement. La rue Léon et la rue Ernestine tire le nom d’un propriétaire de terrain de l’époque et de sa femme. La Goutte-d’ Or est rattachée à Paris en 1859. Ce quartier, qui longe la nouvelle voie ferrée de Gare du Nord, est né ouvrier et populaire. Ses façades sont constamment noircies par la fumée des locomotives et ses maisons sont souvent des taudis. Les immigrés viennent y loger dans des hôtels, des pensions, ou des garnis.

Pendant la Commune de Paris, le « club de la révolution », dont Louise Michel est une des animatrices, se réunit dans la nouvelle Eglise du quartier, l’Eglise Saint-Bernard. Ce club est perçu comme le plus révolutionnaire de la Commune de Paris. Ces membres participent activement aux émeutes, notamment à celles l’Hôtel de Ville du 31 octobre 1870.

En 1876, Emile Zola, qui fut d’ailleurs hostile à la Commune, publie l’Assommoir. A travers ce roman, il veut rendre compte de la condition du lumpen de Paris, et choisit alors comme décor la Goutte-d’ Or.
En 1906, le quartier défraie la chronique avec l’histoire de l’Ogresse de la Goutte-d’ Or. Le 29 janvier 1906, Jeanne Weber et son mari passe en procès. On leur reproche d’avoir étranglé au moins quatre enfants, dont le leur, entre les mois de mars et avril 1905. Jeanne est née le 7 octobre 1874, dans un petit village de pêcheurs des Côtes-d’Armor. Elle quitte la maison familiale pour Paris à l’âge de 14 ans. Elle exerce divers petits boulots, jusqu’à son mariage en 1893 avec Jean Weber, un camionneur connu dans le quartier pour son alcoolisme. La mortalité infantile était telle à la Goutte-d’Or, que les premières morts d’enfants sont classées comme naturelles. Lors du procès, son mari est condamné, et elle est acquittée. Il semble à l’époque inconcevable qu’une femme soit une tueuse d’enfants. Finalement, elle sera internée deux ans plus tard, en 1908, après l’assassinat de deux autres enfants. Elle meurt en 1918 à l’asile de Maréville. A travers ce fait divers se dessine un instantané du quartier : immigration paysanne, misère, alcoolisme, mortalité infantile…
La Goutte d’Or est aussi un lieu de prostitution. La rue de la Charbonnière est l’épicentre de ce commerce. Le voisinage s’en plaint dans des pétitions auprès de la mairie. Dans le même temps, des bandes d’Apaches tiennent la rue. Elles défraient la chronique lors de cambriolage, de vols avec violences ou de batailles de rues avec les bandes de Clignancourt et de Montmartre. La goutte d’Or est considéré comme un quartier malfamé, celui des « classes dangereuses »[5]. En même temps la population du quartier s’ouvre à toute l’Europe : Russie, Pologne, Espagne, Italie, Belgique…, mais déjà aussi au Maghreb. Ce n’est qu’après 1945, que l’immigration algérienne devient majoritaire.
Pendant la Guerre d’Algérie, le quartier est un des endroits en France métropolitaine où la guerre se fait le plus sentir. Il restera sous couvre-feux permanent jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, en 1962.
Dès 1955, les habitants de la goutte d’Or sont harcelés par la police. Les premières émeutes de travailleurs immigrés algériens éclatent. Dans la presse, on en parle comme d’une « médina » ou d’une « enclave algérienne » et même d’un « souk ».
http://www.ina.fr/video/CAF96028276/mesures-de-protection-de-la-police-video.html
Le 20 novembre 1960, dans la rue de la Goutte-d’ Or, le gouvernement français installe un poste de la Force de police auxiliaire (FPA). Il est attaqué par deux groupes armés le jour-même de son inauguration, puis à nouveau le 4 décembre. La FPA, aussi appelée les « Harkis de Paris », était une unité formée de « supplétifs algériens musulmans » destinée à lutter contre le F.L.N. en France métropolitaine. Une action quotidienne faite de descentes dans les bars, les hôtels et les meublés, d’infiltrations, d’interrogatoires, de tortures, de règlements de comptes et d’assassinats. De cette époque est restée une tradition : à chaque ramadan, le quartier est quadrillé par les CRS.
La guerre terminée, les exactions racistes continuent. Le 27 octobre 1971, le jeune Djilali Ben Ali, algérien de 15 ans, est assassiné de sang-froid d’une balle dans la nuque par le concierge de son immeuble. Des émeutes éclatent à la Goutte-d’ Or, puis se propagent à d’autres quartiers de Paris. Une histoire qui se répète ailleurs depuis… [6] A la même époque, une nouvelle vague de travailleurs migrants arrive d’Afrique de l’Ouest : Mali, Sénégal et Mauritanie.
http://www.ina.fr/video/CPB78056794/un-samedi-a-la-goutte-d-or-video.html
Dans les années 80, le trafic et la consommation de drogue explose dans le quartier, comme un peu partout en Europe, avec un point de deal autour du parc de la Goutte d’Or. C’est d’abord l’héroïne, qui fait des ravages et charrie son lot de morts. Puis dans les années 90, c’est le crack qui s’installe avec les mêmes conséquences. La rue Myrha est alors considérée comme une des plus dangereuses de Paris. Les « criquets », comme on les appelle, sillonnent le secteur, certains ont grandi dans le quartier et sont devenus toxicomanes. La plupart meurent jeunes.
http://www.ina.fr/video/PA00001358455/ca-craque-a-la-goutte-d-or-video.html
En 1996, l’église Saint Bernard est à nouveau occupée. Cette fois par le premier Collectif de Sans Papiers (CSP) en France. C’est la lutte de « Saint Bernard » qui initiera la création d’une floraison de CSP dans tout l’Hexagone. Ces collectifs parviennent à imposer le terme de « Sans-Papiers » à la place de celui de « clandestin » pour redéfinir politiquement leur situation en France. Ainsi la question de l’immigré est posée en termes d’absence de droits. Aujourd’hui, on ne parle plus de « sans-papiers », mais de « migrants » ou de « réfugiés », régression sémantique qui participe à la division des immigrés. Chacun essayant de légitimer son droit à l’asile, au lieu de poser la condition immigrée dans son ensemble. A l’image des divisions entre migrations anciennes et migrations plus récentes.
http://www.ina.fr/video/CAB96044489/evacuation-saint-bernard-video.html
Selon les chiffres officiels, le quartier abrite aujourd’hui 23000 habitants dont près de 34% sont étrangers. A travers cette succincte histoire de la Goutte d’Or, sans rendre compte de toutes les destinées individuelles, on saisit l’histoire d’un quartier populaire et d’immigration. Une histoire émaillée de tragédies, de luttes, de solidarités et d’hospitalité.
Rénovation urbaine
Mais, cette dimension prolétaire et multiculturelle est de plus en plus mise à mal par l’intangible volonté de rénovation urbaine. Dès le début des années 60, la Goutte-d’Or est décrétée zone « insalubre » par les autorités.
Au milieu des années 80, on assiste à une première phase de restructuration dans la partie sud du quartier, celle de la rue Charbonnière et de la rue de la Goutte d’Or. Quasiment tous les bâtiments sont détruits. La prostitution se déplace alors plus au nord. C’est aujourd’hui une prostitution de rue, avec des femmes souvent originaires de l’Afrique anglophone (Ghana et Nigéria), tenues par des réseaux et à destination de la clientèle immigrée de travailleurs pauvres célibataires. Là encore l’histoire se répète.
En 1991, le quartier est encore stigmatisé, cette fois par Jacques Chirac, lors d’un tristement célèbre discours à Orléans, devant des sympathisants du RPR: « Notre problème, ce n’est pas les étrangers, c’est qu’il y a overdose. C’est peut-être vrai qu’il n’y a pas plus d’étrangers qu’avant la guerre, mais ce n’est pas les mêmes et ça fait une différence. Il est certain que d’avoir des Espagnols, des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d’avoir des musulmans et des Noirs […] Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte-d‘Or où je me promenais avec Alain Juppé il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler ! Si vous ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh bien le travailleur français sur le palier devient fou. Et il faut le comprendre, si vous y étiez, vous auriez la même réaction. Et ce n’est pas être raciste que de dire cela. »
Ce type discours vient légitimer la politique de restructuration, en désignant la Goutte-d’Or comme symbole à détruire.
http://www.ina.fr/video/CAB91027836/goutte-d-or-video.html
Aujourd’hui, classé Zone Urbaine Sensible (ZUS), le quartier fait l’objet d’une convention ANRU en 2007. Un programme de 55,68 millions d’euros qui prévoie la destruction de 1480 logements dont 1212 étaient occupés. La mairie prend aussi des mesures exceptionnelles : arrêtés préfectorales interdisant la consommation d’alcool dans les rues, articles dans la presse et déploiement spécial de policiers contre les vendeurs de rues ou interdiction pour les non-habitants de circuler en voiture le week-end dans le quartier. Cette dernière mesure est une énième tentative de mettre en difficultés les grossistes et autres vendeurs de produits exotiques dans le quartier. La mairie aimerait les déplacer en banlieue. En effet, comme c’était déjà le cas dans les années 60, à la Goutte-d’ Or, toutes les communautés africaines de la région parisienne viennent faire leur course : kesra, bissap, gingembre, poisson séché, banane plantain, menthe, tissage africain, brochette algérienne, Marlborough bled, brick, wax, mafé, Tiep bou dien…

Comme pour Belleville et tout le Nord-Est parisien, c’est parce qu’il y a un gros parc de HLM, que le quartier reste populaire. Mais toute la politique du logement tourne autour d’une « mixité-sociale » à sens unique. Une action qui se résume à remplacer les pauvres par des plus riches et jamais l’inverse. Ces dernières années, de nombreuses familles qui habitaient le quartier ont été relogées plus loin vers la Porte de La Chapelle ou la Porte de Clichy. De plus, les immeubles des marchands de sommeil sont préemptés par la mairie afin d’être détruits ou restructurés. Or ces immeubles insalubres abritaient les personnes les plus fragiles économiquement. C’est-à-dire, les rejetés de la société : sans-papiers, les personnes sans garantie de représentation, sans CDI…, qui ne seront pas relogés sur place. Pendant ce temps le prix du m² s’est envolé à plus de 8000 euros, et les loyers augmentent dans les mêmes proportions. Très vite, les nouveaux habitants, soucieux de leur investissement immobilier, s’organisent en lobby associatif, pour dénoncer les « prières de rues » ou pour demander la criminalisation des vendeurs à la sauvette. La plus virulente de ces associations étant « la vie Dejean« . Ces doléances bourgeoises sont reprises dans les articles du Parisien, et la mairie s’en sert pour légitimer son entreprise de destruction.
Le quartier change donc inexorablement. Nombreux sont ceux qui n’y habitent plus, mais qui y retournent régulièrement. Ils permettent ainsi au quartier de ne pas perdre totalement son identité. C’est un creuset où se sont installés les déracinés de l’immigration, qu’ils viennent de Bretagne, d’Espagne ou du Congo-Kinshasa. Lorsque je suis arrivé à Paris, c’est là qu’on m’a le mieux accueilli.
Mille cafés
En 2000, j’arrive en région parisienne, à Bobigny, pour terminer des études d’anthropologie à l’Université de Saint-Denis. En 2002, je déménage à la Goutte-d’Or. Très vite, j’ai mes habitudes à l’Omadis.

L’Omadis est situé à côté du Parc de la Goutte-d’ Or, à l’angle de la rue Léon et de la rue Doudeauville. C’est un petit bar, à la devanture un peu criarde. Des habitués d’horizons différents s’y retrouvent : communautés sénégalaise et malienne, vieux habitants des immeubles alentours, bobos nouvellement installés, militants d’extrême-gauche, musiciens, joueurs de bonneteau et alcooliques… Assis à la terrasse, on plonge dans la vie de la rue très passante, qui mène au métro Château rouge. A l’intérieur, les murs sont littéralement recouverts d’affiches et d’autocollants, des grandes figures du Tiers-mondisme passé – Malcom X, Nasser, Sankara – aux différentes composantes de la gauche radicale d’aujourd’hui – anarchistes, trotskistes, antiracistes, antifascistes. Chaque tendance de l’extrême-gauche y est allée de son petit autocollant. Les idées politiques affichées sont souvent contradictoires. Mais la couleur politique générale est clairement donnée. Cette atmosphère donne son cachet au bar, même si elle sert plus à attirer le client qu’à exprimer un réel engagement.

J’y joue souvent aux échecs avec Hassan. Le perdant paye son rhum. En 2005, lorsqu’Hassan s’est retrouvé enfermé au centre de rétention, tout le bar, le patron y compris, se cotise pour payer un avocat, qui parvient à le faire sortir. Ainsi, en cas de maladie ou de problèmes rencontrés par un des habitués du bar : maladie, mort, problèmes financiers ou judiciaires, il n’est pas rare que s’organise une réunion d’urgence, pour les résoudre collectivement. La plupart du temps, on met alors en place une collecte d’argent accompagné d’un soutien moral.
Puisqu’on est dans les petites histoires, il me faut raconter celle de Mourad. Le 2 septembre 2015, un incendie se déclenche au 4 rue Myrha. Huit personnes trouvent la mort. L’incendie est criminel, il faut trouver un coupable. Mourad en est un idéal. La quarantaine, à la rue, des antécédents judiciaires pour toxicomanie, maghrébin, il a été retrouvé avec une bougie et des briquets près des lieux de l’incendie ; il dormait à coté dans un Lavomatic. Il est directement envoyé en prison. Peu de temps après les faits, à l’Omadis, je croise ses amis d’enfance du quartier. Ils me font part de leurs doutes. Ils pensent que tout le monde a le droit d’être défendu et veulent lui payer un bon avocat. Je ne peux qu’être d’accord avec eux sur le fait que les éléments l’incriminant sont faibles. Mais Mourad est maintenu en prison. Un an plus tard, l’erreur judiciaire éclate. La police a des doutes sur Thibaud, 20 ans, locataire du deuxième étage. Il est à la tête de l’association des victimes, et se montre très zélé. Interrogé au commissariat, il avoue. Une ancienne locataire déclare alors «Depuis son arrivée, quelques mois avant l’incendie, il causait des troubles incessants. Il avait déjà mis le feu à son paillasson à plusieurs reprises. Nous sommes tous scandalisés à l’idée qu’un SDF, figure du quartier, ait été enfermé durant tous ces mois à la place d’un autre, simplement parce qu’il a été vu, passant rue Myrha, sur les images de vidéosurveillance !» A l’époque les journaux tentent un mea culpa, mais insistent pour dire que tout le monde avait abandonné Mourad, sans le visiter en prison. Ces journalistes n’ont certainement jamais eu aucune expérience avec la prison. Difficultés d’obtention du droit de visite, quand on n’est pas de la famille, et présomption de culpabilité de l’enfermé expliquent cette absence de visite. Pendant un an, il a été placé à l’isolement en hôpital psychiatrique pénitentiaire, pour le « protéger » des autres prisonniers, qui le croyaient coupable d’avoir tué des enfants. Mais de plus, les médias ont passé sous silence l’autre scandale de cette histoire : les familles les plus pauvres de l’immeuble n’ont jamais été relogées à la Goutte-d’ Or.
Si je voulais filmer dans ce bar, comme dans un huis-clos, c’est que sans concentrer toutes les dimensions du quartier, il en condense un certain nombre. A travers les personnages et les passants, on se fait une image du quartier.

J’en profite pour parler de la musique. En tant que capitale de l’immigration parisienne, le quartier a une grande tradition musicale. Le rai serait né ici, les musiciens d’Afrique de l’ouest viennent ici pour essayer de percer, de nombreuses boutiques, de cassettes et de CD, jouent le rôle de producteur pour la « World Music ». Les jam sessions de l’Omadis en sont une réminiscence.
Le film est un peu trompeur, car on y voit jamais le patron du bar : Hamid. Il a la cinquantaine, il y travaille seul tous les soirs. Mais la journée et tous les dimanches, c’est son employé Ibrahim qui tient la boutique. Si je n’ai pas filmé Hamid, c’est parce que c’était avec Ibrahim que j’avais convenu de raconter cette histoire, de plus c’est le dimanche qu’ont lieu les élections et qu’on en délivre le résultat. Ibrahim sait que je fais des films-documentaires. En 2012, il m’a proposé de faire un film sur les enfants des rues au Sénégal, son pays de naissance. Nous n’avons jamais pu mener à terme ce projet, mais l’idée était là de faire un film ensemble. C’est ce que nous ferons avec « Mille cafés et une élection ». Ibrahim est le personnage clé de cette l’histoire. Je voulais filmer la journée, où la population du bar n’est pas la même et ou les discussions sont plus posées. D’un point de vue technique, le plus gros problème a été le son, souvent quand je tournais je demandais à Ibrahim de couper la radio.
Si Ibrahim souhaitait être filmé, la présence de la caméra le rendait moins prolixe qu’en temps normal. Quand il se sent au centre de l’attention de la caméra, il perd de son naturel. Au final, il reste le personnage principal du film, mais il n’en est pas le sujet. Je ne savais pas au début du tournage, qui prendrait la parole. On retrouve dans le film, le mélange des communautés de la Goutte-d’ Or. Les clients sont divisés sur la question des élections ; leurs choix électoraux ne correspondent pas tout le temps aux préjugés que l’on pourrait avoir. Un certain nombre d’abstentionnistes ont préféré ne pas prendre la parole. Ils se méfient par expérience de toute la classe politique. L’un d’entre eux m’a dit un jour hors caméra, qu’il ne votait pas, mais que ce qu’il fallait à la France, c’est un homme à poigne. Il y a aussi certainement des électeurs du Front National, mais ceux-là ne l’affichent pas dans le bar.

En fin de compte, le film retranscrit l’offre politique actuelle. Les perspectives politiques sont limitées, quand l’activité politique se cantonne au vote. Dans ce contexte, l’option France Insoumise ne fait pas non plus rêver. Elle semble n’être qu’un pis-aller. Ce qu’on observe en Grèce, où Syriza se plie à toutes les exigences financières libérales, tout en réprimant les militants d’extrême gauche, ou au Brésil, où l’extrême droite arrive au pouvoir après quinze ans au pouvoir pour le Parti des Travailleurs… D’ailleurs pour un parti qui se dit à la gauche de la gauche, comment la France Insoumise a -t-elle pu choisir ce nom ? Il sonne comme le nom d’un groupuscule d’extrême droite. Ceci résume son orientation nationaliste protectionniste, dans un monde qui court à la guerre.
Ce qui m’intéressait plus particulièrement à l’Omadis, c’est de faire ressentir la charge raciste propre à chaque élection, toujours en arrière fond. Très vite, pour les stigmatisés disposant de la carte d’électeur, le vote se focalise sur le meilleur adversaire possible à la famille Le Pen, sans autres options. Puis, pendant la campagne, chaque faits divers vient nourrir la stigmatisation : « l’affaire Théo », les attentats, « crise des migrants »…etc. Les charges sont violentes et la peur devient réelle. C’est donc à l’Omadis que l’on partage ce moment de tension, où chaque immigré se voit renvoyé à sa condition de français de seconde zone.
[1] Elisée Reclus, Lettre adressée à Jean Grave, insérée dans Le Révolté du 11 octobre 1885.
[2] L’octroi est un impôt municipal sur les marchandises.
[3] Marat les décrit comme une « Une bande de brigands qui font eux-mêmes la contrebande »
[4] Louis Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur : 1792-1794
[5] Voir sur cette période et sur le 19eme siècle, le blog : http://28rueaffre.eklablog.com/
[6] Voir à ce propos et sur le quartier le film, difficilement trouvable, Les Ambassadeurs de Naceur Ktari